Attente de trois heures, pression, guerre avec les voisins… La viralité soudaine de vidéos TikTok mettant en avant des lieux touristiques parisiens n’a pas que des bons côté. Si pour certaines enseignes, cela permet une visibilité gratuite, d’autres ont failli se faire torpiller.
On connaissait l’histoire de la rue Crémieux. Cette rue parisienne du 12ème arrondissement de Paris aux maisons colorées qui était quotidiennement envahie par les touristes, mais surtout par ceux que l’on appelle les Instagrammeurs, ces influenceurs professionnels ou amateurs venus se photographier devant les pavillons roses, oranges et bleus pour offrir du contenu attrayant à leur communauté. Mais l’on n’avait encore jamais vu une histoire semblable à celle du restaurant Mangez et cassez-vous.
Jusqu’au 25 juin 2020, ce petit restaurant à la devanture noire, situé rue Alexandre Dumas dans le 11ème arrondissement, n’était connu que des chasseurs de bons plans et des habitants du quartier. Dirigé par Aniss Messadek, il a ouvert il y a près d’un an et demi avec pour ligne de vente l’humour mais surtout des burgers à 2,70 €. Une somme dérisoire pour un repas dans la capitale qui s’explique par le bas coût des matières premières utilisées dans la fabrication des produits entièrement réalisés maison.
Il y a trois mois, Aniss Messadek servait donc en moyenne jusqu’à 270 burgers par jour. Ces clients avaient, pour la plupart, découvert l’enseigne par le bouche-oreille, le dirigeant n’ayant jamais fait de pub pour son restaurant, et ne patientaient qu’une heure maximum pour manger leur burger maison, délai plutôt raisonnable compte-tenu de la petitesse du lieu de restauration et de la belle réputation des plats proposés. Mais voilà, TikTok est passé par là…
4 millions de vues plus tard
La date du 25 juin sonne le début d’une nouvelle ère pour Mangez et cassez-vous. Le TikTokeur @Vito.Video, aujourd’hui suivi par près de 739 000 personnes, publie ce jour-là une vidéo sur le réseau social intitulée « Le burger le moins cher de Paris » où le jeune homme, accompagné de ses amis, fait découvrir à ses abonnés ce restaurant et le burger qu’il a dégusté. L’effet est immédiat. « La vidéo a été publiée à 19 h et le lendemain midi, on avait déjà plus de monde au service. On avait vendu tous nos pains, ce qui était assez rare. Le soir, on a eu encore plus de monde. Et pendant trois semaines, ensuite, ça n’a pas arrêté », se souvient Aniss Messadek, encore surpris de ce qui lui est arrivé.
La vidéo fait plus de quatre millions de vues. Quelques jours plus tard, une autre vidéo, réalisée par une simple utilisatrice de TikTok dénommée @mynameisdomitille fait elle aussi quelques 114 000 vues. Le restaurant est pris d’assaut par les curieux qui veulent tester ces burgers si étonnamment peu chers et juger par eux-mêmes de la qualité. Il faut désormais attendre 3 h pour en déguster un. « C’était une situation absurde, témoigne Aniss Messadek. Nos burgers, ni même aucun burger, ne valent la peine de faire trois heures de queue. » Au bout de quelques semaines à crouler sous les nouveaux clients, le dirigeant est contraint de fermer la boutique pour réfléchir à une nouvelle stratégie commerciale qui permettrait d’accueillir tout le monde.
Mangez et cassez-vous n’est pas le seul endroit parisien où la viralité des vidéos TikTok a fait croître le taux de fréquentation. Le restaurant de streetfood halal Chez Tante Farida, dans le 20ème arrondissement, a lui aussi vu son nombre de clients grandir grâce à TikTok. C’est notamment le compte @foodgasm_paris qui lui a permis de se démarquer avec une vidéo à plus de 428 000 vues. « On est récemment repassés devant et il y avait la queue », raconte Milan, co-fondateur du compte. « Elle a dû employer des gens, sa famille vient l’aider. C’est l’effet de la vidéo qui a marché. »
Tenu par Jess et Milan, un couple d’influenceurs agents de voyage, le compte TikTok Foodgasm Paris aux 51 000 abonnés, ouvert il y a trois mois, publie quasi quotidiennement des adresses bon plan parisiennes. À raison d’un dîner au restaurant un jour sur deux, voire tous les soirs, le couple jongle entre les invitations des restaurateurs et ses propres trouvailles, dénichées dans des articles, des newsletters ou par le bouche-à-oreille.
Bien qu’influenceurs, Jess et Milan ne sont pourtant pas rémunérés pour leur travail, contrairement à Instagram où ce métier rapporte gros. Le seul argent qu’ils touchent est celui du fond pour les créateurs de TikTok, soit « trop peu pour vivre de ce métier ». Comme beaucoup d’autres influenceurs food et bonnes adresses, c’est donc l’envie de partager qui les motive à proposer autant de contenus.
« Ils cherchent des choses visuelles qu’ils peuvent prendre en photo »
Si comme l’avoue Milan, « sur TikTok, ce sont les vidéos food qui marchent le mieux » (preuve en est leur vidéo la plus regardée qui met en avant le café-chocolaterie Choco Factory et qui compte actuellement plus de 496 000 vues), les lieux à visiter sont aussi très prisés par les utilisateurs de l’application. La deuxième meilleure vidéo de Foodgasm Paris est celle présentant « trois lieux intéressants et gratuits pour les moins de 26 ans à Paris » : le musée de la vie romantique, le musée de l’orangerie et la cité de l’architecture et du patrimoine. Les musées et autres lieux culturels peuvent donc aussi bénéficier d’une visibilité spontanée grâce à TikTok.
À première vue, aucun lien ne semble pourtant expliquer ce qui lie nourriture et musées dans la réussite des vidéos TikTok. Et pourtant… Comme l’explique Milan, « sur TikTok, c’est beaucoup d’utilisateurs de la génération Z [personnes nées entre 1997 et 2010 environ, ndlr.] qui sont à la recherche d’adresses pas chères mais surtout de choses visuelles qu’ils peuvent photographier ou devant lesquelles ils peuvent se prendre en photo. »
Ce phénomène, Jean-Baptiste Olivier, manager adjoint au Musée de l’illusion de Paris, l’a également remarqué. « Nous sommes dans un monde où les belles photos marchent énormément sur les réseaux sociaux, détaille-t-il. Ici, on peut avoir des photos qui sortent de l’ordinaire, dans notre salle avec le décor penché par exemple. Il y a des gens qui ne sont là que pour ça et qui font le tour en 20 minutes. Il y a de l’exclusivité et c’est ce qui nous a permis de prendre de l’ampleur. »
Depuis son ouverture en janvier 2020, le musée a vu sa fréquentation augmenter dans les dernières semaines. « Avant, nous avions entre 150 et 200 réservations par jour, aujourd’hui, nous sommes entre 500 et 600. Nous avons beaucoup plus d’étudiants. Les créneaux de 10 h à 18 h des trois prochains weekends sont tous complets, c’est complètement inhabituel », chiffre le manager adjoint. Cette hausse pourrait notamment s’expliquer par la cinquantaine de vidéos sur le musée, disponibles sur TikTok.
Jean-Baptiste Olivier chiffre pour l’instant l’attente à une heure et quart pour les gens sans réservation mais ce temps pourrait bien augmenter si la popularité du musée continuait de croître.
« C’est vite devenu un enfer »
Si gérer un succès imprévu peut devenir complexe pour un musée, cela l’est encore plus pour un restaurant. Aniss Messadek s’est d’ailleurs retrouvé confronté au côté négatif de la célébrité soudaine lorsque la vidéo de son restaurant est devenue virale. Lui qui n’avait pas prévu de faire de la publicité pour son enseigne et encore moins par TikTok, il n’avait pas prévu non plus l’afflux démesuré que créerait cette vidéo. « C’est marrant trois, quatre jours. Mais c’est vite devenu un enfer », raconte-t-il.
« On s’en est pris plein la tête par les clients. Forcément, quand tu patientes trois heures pour manger, le rapport qualité attente est moins bon que le rapport qualité-prix quand tu attends une heure. Les voisins sont aussi entrés en guerre contre nous à cause de la queue dans la rue. Franchement, c’était mieux avant et heureusement que nous sommes revenus à notre clientèle naturelle. » Il raconte également les difficultés de travail qu’il a rencontrées durant ces quelques semaines de célébrité : « C’était énormément de pression. J’ai dû engager des étudiants pour le service mais chaque jour, je devais en embaucher un nouveau car ils démissionnaient. C’était trop dur pour eux. »
Cette situation pourrait par ailleurs tout aussi bien se reproduire dans des lieux culturels comme les musées où des quotas d’entrée sont mis en place. La puissance de TikTok combinée aux attentes de la génération Z en matière de loisirs risque donc de créer de nouvelles rues Crémieux aux quatre coins de Paris.
Élise Gilles